Éclairage sur le film

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

Pourquoi as-tu souhaité réaliser un film sur la CPAM d’Ille-et-Vilaine ?

Au début je voulais faire un film sur une administration. Comprendre l’ADN de ce que nous appelons communément l’Administration avec un grand A. J’ai écrit aux impôts, à la CAF, à la CPAM. Seule Claudine Quéric, la directrice de la CPAM m’a ouvert ses portes.

Je ne savais pas grand chose de la CPAM. C’est petit à petit, de réunion en réunion, de services en services que j’ai appris à comprendre ce qu’était la CPAM. C’est dingue comment nous sommes ignorants de ce qui se joue dans cette administration. On pourrait faire plusieurs films tellement les axes de travail sont énormes : le juridique, la médiation, la relation aux professionnels de santé, la précarité et enfin le numérique.

Le problème que j’ai eu donc au départ cela a été de trier et de choisir l’axe de mon film. Avant bien sûr, il a fallu que je comprenne les acronymes, la structuration de la tour. Qui était où ? Qui faisait quoi ? Bref un classique dans une tour de 18 étages et plus de 20 bureaux par étage.

Quels sont les défis et les enjeux pour notre système de santé que tu exposes dans ton film ?

Ce qui m’a happé dès le début ce sont les enjeux liés au numérique. Cela transpirait de partout. L’assurance maladie avait un wagon de retard. J’ai compris bien plus tard pourquoi ! 

J’avais là devant moi ce processus, ce qui avait été fait dans les entreprises privées depuis quelques années déjà. J’avais là une institution qui avait besoin de montrer un tout autre visage que celui que lui offrait cette tour désuète, un brin vintage. J’avais là, une mise en abîme de la transformation d’un écosystème par les outils numériques, la dématérialisation.

Notre système de santé n’était pour moi qu’un révélateur. Comment mieux donner à voir les paradoxes du numérique que dans une institution où le corps, la défaillance de l’homme est au cœur de sa raison d’être. Tout prenait une dimension accrue. Si j’avais fait ce film dans une entreprise qui produit des petits pois, les phénomènes de concentrations, d’analyses des pratiques n’auraient pas eu le même impact car ici les petits pois c’est nous, les assurés.

Pourquoi l’assurance maladie avait un wagon de retard ?

Notre numéro de sécurité social. C’est dingue comment ce numéro est la clef de voute de notre système. Je n’en avais pas pris la mesure avant d’entrer dans cette tour. 

On oublie tout ce que l’on fait avec ce numéro et pourtant.

La CNIL, heureusement qu’elle est là selon moi, nous préserve de toute utilisation abusive de ce numéro et de ce fait, freine les processus de dématérialisation de cette institution plus qu’une autre. Mais je me dis aujourd’hui, après avoir fait ce film qu’heureusement que nous avons encore des garde fou comme la CNIL car la tentation est grande. Quand on connait ce que représente la base de données de l’assurance maladie, on est en droit de se poser des questions. 

Comme je dis dans le film, il y a un peu de moi dans cette institution.

Le processus de création d’un film part d’une idée originale et englobe les étapes d’écriture, de tournage et de montage jusqu’à la présentation de l’œuvre au public. Comment se sont déroulées ces différentes étapes ?

Pour écrire le film, il me fallait un fil, je dirais même un carcan pour ne pas me perdre dans la tour. Il me fallait faire des choix. Exclure des services, en favoriser d’autres. Pour une fois, il était nécessaire d’écrire un scénario. 

C’est pourquoi il y a eu tout d’abord un gros travail de repérage : je suis allé au TASS (tribunal administratif de la sécurité sociale). C’est dingue comment l’administration est attaquée de tout bord, un assuré, une entreprise. Peut-être à tord ou à raison, mais là n’est pas la question.  Quand la CPAM perd, c’est un peu nous qui perdons car son budget est le fruit de nos cotisations.

J’ai accompagné Monsieur Abraham contrôleur de la CPAM sur une chaîne de production de charcuterie industrielle pour vérifier les lignes de travail et vérifier si l’humain n’était pas sujet à des troubles musculo-squelettiques (TMS). Esthétiquement génial ! Toutes ces personnes qui font 5 minutes d’échauffement avant d’aller sur leur chaine de travail pendant que Monsieur Abraham scrute la hauteur du poste de travail. 

J’ai aussi fait le service des fraudes, la médiatrice, les IJ (indemnités journalières), les DAM (délégués assurance maladie) et bien d’autres.

Il y a eu ensuite un travail avec un ami correcteur, Nicolas avec qui j’ai tranché sur le sujet. Puis l’écriture du scénario avec deux scénaristes, Denis Rollier et Blandine Jet.

Je savais déjà que je voulais traiter du numérique mais il fallait que l’on m’aide à trancher avant de partir en tournage. 

Je savais après avoir réalisé « Après La chute » et « Le Domaine » qu’il ne servait à rien de se disperser car à la fin seules quelques scènes allaient faire sens et que l’accroche dans un film chorale devait se faire à travers des personnages forts, des entités totem en quelques sortes.

Il fallait circonscrire les espaces de tournage, trouver l’arc narratif et c’est ce que nous avons fait. Bon il a d’abord fallu qu’il se représente la tour, ses étages et comprendre comment fonctionne ce que nous appelions la ruche.

Et pendant tout le tournage je me suis tenu à cette bible, à cette bouée. Sauf que le réel reste imprévisible.

On sent dans « Bienvenue à la CPAM 3.0 » que tu es proche des personnes que tu filmes et que la confiance est présente. On a l’impression en voyant le film que les portes t’étaient grandes ouvertes. Le tournage a été long ? Comment as tu travaillé ?

Cela a été le plus gros du travail. Donner confiance. Surtout dans un gros bateau comme la CPAM d’Ille-et-Vilaine. 

Dans la tour, j’ai croisé plus de deux cents personnes. Certaines ont commencé au début de mon repérage comme assistante de direction pour devenir contrôleur des fraudes, d’autres étaient au service courrier pour finir à la PFIDASS (Plateforme d’intervention départementale pour l’accès aux soins et à la santé). Certaines ont disparu suite à une reconversion. Bref ça bougeait dans tout les sens. Faut dire qu’entre le début de mes repérages, l’écriture et le tournage, il s’est passé presque 3 ans.

Vous tissez, vous semblez saisir quelque chose et puis parfois il n’y plus personne.

Cela a été un tournage parfois épuisant de ce côté là. Redonner constamment confiance surtout quand les services étaient conséquent, mouvant. Je n’ai jamais réussi à trouver la confiance, le lâcher prise dans les gros services (trop de monde, trop de contraste). Souvent dans ces services la défiance l’emportait. Il y avait toujours pour certains une ambiguïté : étais-je en train de faire un film pour la direction ? J’ai eu les mêmes problèmes lorsqu’on a cherché à financer ce film. Certains n’ont pas su voir mon indépendance. Il y a toujours eu une suspicion quant à ma relation avec Claudine Quéric. 

Comment est-il possible de filmer toute une hiérarchie sans être compromis avec sa direction ?

Le registre de la confiance a commencé pourtant là avec Claudine Quéric. Elle risquait quand même gros car je réclamais une totale indépendance de traitement. Elle ne me l’a pas accordé dès le début. Il a fallu du temps.

Alors oui, les portes étaient grandes ouvertes mais la parole s’est parfois avérée réservée, ténue. D’autres fois Il y avait tout : la parole, le geste, la pensée et là j’avais la sensation d’atteindre le moment juste. Ce moment où je pouvais respecter le travail réalisé par celles que je filmais tout en étant conscient que ce qui se jouait était inédit pour le spectateur ou allait faire miroir avec sa propre vie.

Alors j’ai travaillé à pas feutré avec mes différents preneurs de sons, parfois seul et toujours avec le respect de celle ou celui que j’avais en face. Claudine devait être Claudine, Franck le contrôleur de gestion devait être lui même, tout comme Amaya la manageuse du service fraude. C’est comme ça qu’ils étaient les meilleurs. Virer les barrières avec des gants de velours (faut pas que ça Boom sur la perche) en quelques sortes.                                                                                  

Il y a un travail d’infographie important dans ton film.  Quelles étaient tes intentions ?

L’infographie était un challenge. Elle devait donner à comprendre l’invisible : les paliers de sécurité du script que suivent les téléconseillers par exemple. Et puis, elle est devenue poétique. 

Ce sont les croix qui m’ont fait dévier. Ces croix que l’on retrouve dans le logiciel Profileur du service des fraudes. Et si elles étaient partout, si elles pouvaient représenter ces informations numériques qui se baladent partout autour de nous.

Cette idée des croix m’est venue lors du dérushage.

J’avais dès l’écriture du film parlé d’incrustations numériques. Cela nous a valu quelques désillusions lors de la production du film car personne n’y croyait. Peut-être avaient-ils raison à ce moment là ?

C’est avec l’aide d’Hervé Huneau que j’ai pris conscience de la dimension poétique de ces croix surtout quand je les alliais à la musique de Thomas Poli. Cela donnait une autre dimension à ces couloirs, ces lignes droites, cette tour rigide. Ça flottait.